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Imhotep entraîna Djoser à l’arrière de la demeure, dans une salle sombre dont les murs s’ornaient de fresques peintes. Une demi-douzaine de guerriers, ceux-là mêmes qui l’avaient suivi dans ses voyages, semblaient avoir élu domicile sur place. Ils se prosternèrent devant le roi pour le saluer. Imhotep se dirigea vers une niche dans laquelle il manœuvra un mécanisme secret. Indécelable parmi les fresques, une ouverture se découpa, révélant un escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs du sol. Ils parvinrent ainsi dans une galerie creusée dans la roche, éclairée par des lampes à huile. Derrière une lourde porte de bois s’ouvrait une vaste crypte où régnait une agréable fraîcheur. Des alvéoles comportaient de nombreux rouleaux soigneusement ordonnés. Imhotep en préleva quelques-uns.
— Seuls Bekhen-Rê et Hesirê sont dans le secret, confia-t-il. Encore ne possèdent-ils que la partie qui leur revient. Personne, à part moi, ne connaît le projet dans sa totalité.
Le visage de Djoser s’illumina.
— Tu as donc achevé les plans de ma demeure d’éternité !
— C’est exact, ils sont terminés. Nous allons bientôt pouvoir entreprendre la construction.
Cependant, l’attitude d’Imhotep intriguait le roi. Il regarda autour de lui, un peu surpris par l’étrangeté de l’endroit.
— Mais pourquoi tout ce mystère ? La construction d’un mastaba n’est pas un secret.
— Ce ne sera pas un mastaba. Regarde !
Il déroula un papyrus sur la grande table qui trônait au centre. Sous les yeux éberlués du souverain apparut un dessin complexe, un gigantesque carré double dans lequel s’inscrivaient des figures géométriques régulières marquées de chiffres énigmatiques. La plus importante, de forme rectangulaire, se bordait au nord d’un second dessin plus modeste.
— Voici le plan d’ensemble de la cité consacrée aux dieux que je te propose de construire sur le plateau de Saqqarâh.
— Une cité sacrée ?
Imhotep ne répondit pas directement.
— Tu as bien décidé que le culte d’Horus serait celui du roi ?
— C’est vrai. Je veux éviter à l’Égypte de connaître à nouveau de stupides déchirements internes à cause de cette opposition entre les partisans d’Horus et ceux de Seth. Nous avons déjà fort à faire avec les menaces des Édomites et des Peuples de la Mer.
— Alors il faut affirmer ta volonté en l’appuyant sur un monument exceptionnel, dont le monde n’a encore jamais connu l’équivalent. Cette cité ne sera pas uniquement un tombeau, mais aussi le symbole de la puissance royale, et le lien entre le monde des hommes et celui des dieux.
— Explique-toi !
— Regarde ce plan ! Dans cet angle se situeront les chapelles dédiées aux dieux principaux. Ici, le premier d’entre eux, Atoum, celui qui est et qui n’est pas, le dieu créateur qui s’est enfanté lui-même à partir du Noun, l’Océan primordial.
— On dit aussi qu’il est issu d’une fleur de lotus flottant à la surface des eaux originelles, observa Djoser.
— C’est un symbole. De lui sont nés Shou, l’air, et Tefnout, l’humidité, qui ont à leur tour engendré Geb, le dieu de la Terre, et Nout, la déesse du ciel et des étoiles. Geb et Nout ont enfanté ensuite Osiris, Isis, Seth et Nephtys. Ces neuf dieux constituent la grande Ennéade. Nous bâtirons une chapelle pour chacun d’eux.
Il désigna, sur le plan, une succession d’emplacements.
— Et Horus ? s’inquiéta le roi.
— Il y a dix chapelles, fit remarquer Imhotep. Horus est le Dixième élément. En lui, les autres dieux retrouvent leur unité.
Djoser médita un instant, puis déclara :
— Horus est le dieu de Ménès l’unificateur. Pourtant, à Mennof-Rê, les anciens estimaient que le plus puissant des dieux était Ptah.
— Horus a de multiples visages. Ptah est celui qu’il offre aux artisans, car il est artisan lui-même. Rê est le nom qu’il porte quand il est le soleil au milieu du jour. Seth est son reflet dans les ténèbres, le destructeur stérile et sec qui donne la mort, mais qui permet aussi la résurrection. Selon les cités, Horus porte plusieurs noms : à Nekhen, il est Hor-Nedj-Itef, le sauveur d’Osiris ; à Kom-Ombo, à Yêb, on l’appelle Harris, où son épouse n’est plus la belle Hathor, mais Tefnout ; à Khent-Min, il devient Hor-Min-Nakht, frère de Min, dieu de la fertilité. En vérité, les noms des dieux importent peu. Seules comptent les puissances qu’ils représentent. Des puissances qui s’unissent et s’harmonisent selon la Maât, en Horus, le maître du ciel et de la Terre. Il est la Vie, il est la Lumière. La cité de Saqqarâh sera à son image.
Enthousiasmé, Djoser examina attentivement le plan.
— Que représentent ces deux dessins ?
— Nous construirons à cet endroit deux maisons en opposition symbolisant la Haute- et la Basse-Égypte. Elles seront édifiées sur la même base que les chapelles de roseaux utilisées pour la fête du Heb-Sed. Mais celles-ci ne disparaîtront pas, parce qu’elles seront bâties en pierre !
— En pierre ?
— La brique n’est qu’une fabrication humaine. Les vents du désert finissent par l’assécher, l’effriter. Dans quelques siècles, que restera-t-il des mastabas des anciens rois ? Quelques ruines informes qui finiront par se mêler au sable du désert. La pierre, qu’elle soit calcaire ou granit, est issue des dieux. Elle perdurera bien après que nous aurons gagné le royaume d’Osiris. Des dizaines, des centaines de générations se succéderont, qui contempleront cette ville sacrée alors que l’on aura presque tout oublié de nous. Ainsi, ton règne durera-t-il véritablement un million de Heb-Sed.
Djoser se pencha de nouveau sur le papyrus, tentant de percer le mystère des nombres étranges inscrits dans les carrés et les rectangles qui semblaient se juxtaposer avec une singulière harmonie. L’un d’eux, beaucoup plus grand que les autres, attira son attention.
— Et là, que signifie cette figure ?
— Il s’agit de ta demeure d’éternité : un monument plus grand que tous ceux jamais bâtis en Égypte, à Sumer ou ailleurs. Elle aura cent vingt coudées de haut.
— Cent vingt coudées ? C’est impossible Aucun édifice ne peut atteindre une telle hauteur !
— Sauf s’il est bâti en pierre, justement ! rétorqua Imhotep. Son cœur sera fondé sur un mastaba carré, au-dessous duquel seront installées les sépultures, dans des galeries que nous creuserons dans la roche du plateau. Sur ce mastaba je construirai une pyramide à six niveaux, qui symboliseront les marches grâce auxquelles tu monteras vers le soleil lorsque ton temps sera venu de rejoindre les étoiles.
Djoser se redressa, un peu étourdi. Jamais il n’aurait osé imaginer un monument aussi colossal. Même les magnifiques temples de Sumer ne pourraient lui être comparés.
— Tout cela n’est-il pas trop, ô Imhotep ? Jamais on n’a construit un tel tombeau pour aucun de mes prédécesseurs.
— Tu es plus qu’un homme, Djoser. Ce n’est pas pour l’homme que nous le construirons, mais pour le dieu que tu représentes. N’oublie pas que tu es l’incarnation d’Horus. À travers toi, c’est à lui que sera consacrée cette pyramide.
Imhotep marqua un court silence et ajouta :
— Et puis, quel pilleur oserait s’en prendre à une telle cité sacrée ?
Indiquant un point sur le plan, l’extrémité sud-est du grand carré, il renchérit :
— Elle sera protégée par une enceinte semblable aux Murs Blancs. Cette enceinte ne comportera qu’une seule véritable entrée. J’ajouterai quatorze fausses portes, simulées dans la muraille. Seuls les initiés pourront pénétrer dans la cité sacrée. La pyramide doit demeurer un mystère pour les autres, afin de frapper les imaginations.
Djoser étudia le plan avec un mélange d’exaltation et de perplexité.
— Cela va représenter un travail colossal ! Où trouver un nombre d’ouvriers suffisant ? Et comment les payer ?
— Cette cité sacrée ne sera pas seulement ta demeure d’éternité, ô Djoser. Elle sera aussi le lieu saint où seront reliés le Nil terrestre et le Nil céleste, où se mêleront, selon la Maât, le monde des neters et celui des hommes. Tous les Égyptiens jusqu’au plus humble d’entre eux auront à cœur d’apporter leur contribution à sa construction. Elle sera l’œuvre de tout un peuple porté par la foi qu’il accorde à ses dieux.
Imhotep se tut un instant, puis précisa :
— Chaque année, pendant les mois où Hâpy recouvre les prés et les champs de ses eaux généreuses, les paysans ne peuvent plus travailler. Ce sera pour eux le temps de se consacrer à l’édification de la cité. Tu as allégé les taxes et les redevances, ils te doivent bien ça.
Djoser ne répondit pas immédiatement. Il suivait de près les finances du royaume et savait que le projet était réalisable. Kemit vivait actuellement un essor formidable. Peut-être les dieux souhaitaient-ils le concrétiser par l’édification d’un site à l’image de cet épanouissement.
Imhotep insista :
— Cette cité constitue le plus sûr moyen de lutter contre la menace dont je t’ai parlé tout à l’heure. Je ne sais où et quand elle se manifestera, mais je crains qu’il ne s’agisse d’un danger bien plus terrifiant que celui que représentait Nekoufer. Kemit vit actuellement une véritable métamorphose. Sa puissance s’accroît, son commerce se développe, ses habitants prospèrent. Mais tout cela peut aussi donner naissance à des mouvements contraires, qui, s’appuyant sur la puissance nouvelle du Double-Pays, l’entraîneront vers la barbarie et le chaos. Ainsi parlent les signes magiques.
— De quoi s’agit-il ?
— Je l’ignore encore. Thanys elle aussi ressent cette présence inquiétante. Car elle la menace directement.
Une brusque inquiétude s’empara de Djoser.
— Thanys ?
— Un grave danger pèse sur elle. Les oracles laissent apparaître une zone très perturbée au moment de la naissance. Elle risque de perdre la vie, ou celle de son enfant. Il va falloir la protéger.
— Je suis stupide, grommela le roi. J’aurais dû me douter de quelque chose. D’ordinaire, elle est toujours d’humeur joyeuse. Mais depuis quelques jours, elle semble inexplicablement nerveuse. J’ai mis cela sur le compte de sa grossesse.
— Nous devons nous montrer vigilants. Aujourd’hui, cette menace rôde aux confins du royaume. Bientôt, elle l’investira. Mais il est possible que nous ne nous en apercevions pas, car elle pourra prendre n’importe quelle apparence, y compris celle de l’innocence et de l’amitié. C’est aussi pour cette raison que tu dois affirmer la puissance d’Horus en bâtissant cette cité sacrée.
— C’est bien ! Nous la construirons ! Tu commenceras les travaux dès que j’aurai fait connaître ma décision au peuple.